Nachlass : théâtre posthume
30 septembre 2016 - Marc-Antoine BerthodNachlass. Pièces sans personnes, Théâtre de Vidy, 14-24 septembre 2016.
Nachlass. Pièces sans personnes est un spectacle déambulatoire ; une installation théâtrale montée par Stefan Kaegi et Dominic Huber, du collectif Rimini Protokoll basé à Berlin et chantre du théâtre documentaire. Présentée pour la première fois au théâtre de Vidy à Lausanne du 14 au 24 septembre 2016, cette création vise à témoigner « de la relation paradoxale que la société contemporaine entretient avec la mort », pour reprendre les termes de la documentation de présentation.
Partir du titre, ou plutôt du sous-titre, permettra d’en restituer l’expérience. Si le terme Nachlass correspond grosso modo à l’empreinte ou à la trace laissée par un défunt, le sous-titre contient une ambiguïté qui marque l’ensemble de l’installation : Pièces sans personnes renvoie à un spectacle qui se joue – en quelque sorte – sans acteur. Dans le même temps, le pluriel de ‘pièces’ réfère très prosaïquement aux huit pièces (des petites salles) dans lesquelles déambulent les spectateurs par petits groupes de cinq à six personnes, pour y découvrir des objets, des sons, des voix, des images et tout un décor mis en scène.
A l’entrée de chacune de ces pièces, une petite plaquette indique le nom de la personne rencontrée et interviewée quelques semaines ou mois auparavant par les concepteurs de l’installation dans le but de présenter – virtuellement – les différentes facettes d’une vie léguées en témoignage. La personne centrale de chacune de ces huit pièces n’y est pas physiquement. Elle est absente ; peut-être déjà morte, mais impossible de le savoir avec certitude.
L’installation est une création originale et esthétique. Le cadrage temporel est très important. Une fois entré dans l’installation, le spectateur attend dans une salle qui donne sur les huit portes. Au plafond figure une grande carte du monde sur laquelle un point s’illumine à chaque fois qu’un décès survient statistiquement. Des horloges indiquent les minutes qui s’écoulent avant l’ouverture et la fermeture de chacune des pièces, permettant de faire sortir le groupe précédent et d’y faire entrer le suivant, qui y restera un dizaine de minutes environ. La personne absente s’adresse virtuellement au groupe de spectateurs qui entrent alors dans une intimité. Cette dernière relève moins du registre du privé et du secret que du registre de la familiarité et de la proximité : le spectateur devient familier d’un environnement, d’un témoignage, d’une vie. Et il imagine sans difficulté que cette vie exposée pourrait tout aussi bien être la sienne.
Au fond, Nachlass. Pièces sans personnes interpelle sur ce qui est laissé en héritage, après la mort. Mais un doute subsiste car il est impossible de savoir si les personnes sont décédées ou non au moment de visiter l’installation. Les témoignages oscillent entre traces laissées derrière soi et récit de vie et de sa fin de vie, voire de la prise de risque avec la mort. C’est le cas notamment d’un individu qui pratique régulièrement le base jump. Cette oscillation dénote une hésitation entre commentaires sur les événements et les relations qui restent à vivre et exposition d’une mémoire potentiellement posthume. Cela empêche d’apprécier pleinement l’importance de cette notion d’empreinte que chaque personne laisse ou souhaite laisser une fois décédée puisque transparaît dans ces mises en scène – et parfois de manière centrale – un questionnement sur la façon dont il convient de mourir et sur le contrôle que chacun peut avoir dans cette dernière phase de la vie. Il en résulte l’impression que l’empreinte posthume importe finalement moins que la façon dont cette empreinte peut être produite.
Cette impression de vouloir contrôler sa vie jusqu’au bout et jusque dans la mort s’impose au spectateur, qui y perçoit parallèlement la vanité. Celle-ci se révèle avec acuité au moment de quitter l’installation et de rejoindre l’accueil et le vestiaire du spectacle, installés pour l’occasion dans un escalier du théâtre. A cet endroit, une télévision diffuse une vidéo dans laquelle des déménageurs déplacent des meubles, décapitonnent des canapés et nettoient des pièces ; en somme, vident un appartement. Cette vidéo que le spectateur regarde de manière anodine en arrivant, fonctionne comme premier lieu d’attente. Chacun est en effet invité à arriver à une heure précise – au quart d’heure près – avant de se faire emmener dans l’installation à proprement parler. Durant ce préliminaire, il se laisse aller aux souvenirs qu’il trierait ou jetterait lui-même dans la même situation. Il entre ensuite dans l’espace plus construit, plus fictif, plus scénarisé de l’installation.
Au moment de ressortir, le spectateur passe à nouveau devant cette vidéo avec un regard différent. S’il découvrait l’installation et affrontait ces quasi défunts avec un peu d’appréhension, le spectateur n’est désormais plus intrigué. Il a vu et expérimenté ces mises en scène d’individus ni morts ni vivants ; ces présences virtuelles. Son regard devient alors brut et concret ; matériel et implacable. Le spectacle déambulatoire aura certes permis de jouer avec les incertitudes, alimentées par ces ambiguïtés insurmontables entre mort et vivant, présent et absent, temps court et temps long. Mais faire à nouveau face à cette vidéo qui filme crument le débarras d’un appartement rappelle que ce temps d’incertitude et parfois de confusion – au fort pouvoir suggestif et émotionnel – expérimenté au fil du spectacle déambulatoire n’est qu’éphémère. Il ne peut pas en aller autrement puisque la mort, la véritable, emporte avec elle la plupart des objets et des traces du quotidien. En sortant, le spectateur, presque malgré lui, prend finalement toute la mesure de la futilité de ces objets et de ces traces qui tentent de figer un peu plus longuement l’histoire d’une vie. Nachlass. Pièces sans personnes dévoile subtilement la vanité de ces artefacts.
Marc-Antoine Berthod, 30 septembre 2016