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« Body worlds – Le cycle de la vie » – Palexpo Genève (21 septembre 2017 – 8 janvier 2018)

Les dépouilles sont généralement exposées au regard des familles et des proches durant un laps de temps bien délimité, lors des veillées funèbres notamment, avant d’être inhumées ou incinérées, et parfois dispersées. Il n’est pas habituel d’être en présence de corps morts sans sépulture, tout particulièrement dans l’espace public comme le propose l’exposition ‘Bodyworlds’. Bon nombre de morts ou de parties de corps morts circulent pourtant entre différents lieux et espaces publics en acquérant une certaine visibilité, sans nécessairement terminer leur parcours dans un cimetière ni trouver une demeure définitive. S’ils ne constituent pas la majorité d’entre eux, il suffit de rappeler l’existence des reliques ou le succès des expositions de momies, égyptiennes ou péruviennes. A cela, il convient d’ajouter que sur un plan biologique, certains cadavres, de part leur singularité, sont exhibés et marquent l’opinion soit parce qu’ils font échec au pourrissement, en parvenant très rapidement à un état de minéralisation, soit que leurs chairs subsistent intactes. Parmi les exemples célèbres, on peut noter le couvent des Capucins à Palerme qui comporte 8000 cadavres ou l’église St-Michel à Bordeaux et ses 70 momies.

Ces exceptions mises à part, toutes les collectivités développent d’innombrables pratiques pour conserver les restes humains, en prendre soin et les disposer en des lieux plus ou moins bien définis. Ces corps ou parties de corps qui accèdent à une certaine notoriété de par leur exposition – même partielle ou temporaire – sont toujours chargés de sens ou de symboles ; toujours investis d’une signification. On peut penser aux têtes réduites des Jivaros, ou plus près de nous, aux boîtes à crânes des Bretons dont l’existence a encore été attestée au XIXe siècle. Si l’usage de ces « objets » funéraires s’inscrit la plupart du temps dans le registre de la ritualité, il est surtout très politique. De par leur curriculum vitae, les corps morts peuvent devenir supports à revendication, pour servir une idéologie ou situer l’histoire d’une nation.

C’est pourquoi, dès lors que les corps morts ne sont pas confinés aux espaces ritualisés ni réservés aux usages familiaux, il y a un risque de monstration excessive et d’offuscation. Les corps morts exposés – sans sépulture – sont de ce fait sujets à controverse. L’exposition « Body worlds » n’y échappe pas, partout où elle passe ; on se complaît même à l’introduire par ce biais-là.Il est intéressant de noter que dans ce cas de figure, la politisation de ces corps morts semble tomber complètement à plat. Anonymes, ceux-là sont simplement présentés comme supports de connaissance et comme outils pédagogiques ; ils sont utiles au développement de l’anatomie et aux personnes qui la pratiquent ou s’y intéressent. On est aux antipodes ici de la charge politique des corps anynymes de migrants décédés dans d’atroces conditions, dont on cherche à retrouver la dignité en leur accordant une sépulture, si possible après les avoir identifiés.

Avec « Body worlds », il y a un programme de donneurs qui est bien organisé et établi. Les personnes choisissent de donner leur corps pour un motif connu. Elles exercent ainsi leur droit de disposer de leur cadavre, qui découle du droit fondamental de la liberté personnelle. A noter au passage que ce droit de disposer de son cadavre n’est pas limité par la possibilité d’un progrès scientifique. En d’autres termes, il ne serait pas possible d’utiliser des corps – comme cela a été souvent pratiqué dans les siècles précédents – pour le développement de la science, sans le consentement des personnes.

Avec cette exposition, on se retrouve donc avec un dispositif qui déjoue notre prêt-à-penser ; un dispositif qui propose une alternative aux trajectoires conventionnelles des cadavres ou de certaines de leurs parties, ce qui autorise toutes sortes de projections et de fantasmes. Par exemple, avec la plastination, on a l’impression que les corps sont éternellement mobiles, offrant à la notion d’immortalité un caractère presque tangible, voire sensible qui ne trouve guère sa place dans nos représentations. Que vont d’ailleurs devenir ces plastinats quand l’Institut qui les produit aura cessé ses activités ? Les morts sont de sucroît debout, alors qu’ils reposent généralement couchés. Ils évoquent même le mouvement. On a affaire à une mort maîtrisée mais active. Il y a un côté héroïque qui constraste avec certaines injonctions normatives actuelles à vivre la mort avec courage et espoir, dans l’acceptation. Comme un pied de nez à l’idéal du bien mourir.

Parallèlement, on dénote une invisibilisation des déterminismes sociaux. On présuppose l’interchangeabilité des corps via l’anatomie. Les corps plastinés sont préparés, disciplinés, sur fond d’équivalence morale entre les individus. C’est ainsi qu’ils deviennent des matériaux pédagogiques – des support de connaissances anatomiques – permettant de s’intéresser aux pathologies et à leurs évolutions, notamment dans le cycle de la vie. Cela peut certes donner une certaine image d’égalité face à la dégénérescence des corps et à la mort. Mais on risque d’oublier un peu vite les conditions sociales dans lesquelles ces corps ont évolué. Dans la mise en scène, on privilégie ainsi des poses neutres et valorisantes, des poses ‘sportives’ ou ‘réfléchies’ ; on ne mettra pas en scène un travailleur à la chaîne.

Ces différents éléments contribuent au fond à rendre cette exposition ‘hors normes’ pourrait-on dire ; elle stimule l’imagination car elle remet en question certaines de nos façons de catégoriser nos rapports – peut-on y mettre un caractère presque ludique ? – à la mort et aux morts. Si l’exposition « Body worlds » s’inscrit finalement dans une certaine tradition de monstration anatomique depuis plusieurs siècles, mais à une période donnée où l’anatomie est un savoir largement acquis faisant dire qu’on pourrait simplement travailler à partir d’effigies de cire – elle ouvre peut-être une brèche sur de nouvelles formes de traitement des corps, d’autres existent et sont expérimentées – à l’inhumation et à l’incinération. Elle nous invite à réfléchir à la diversification des modalités de traitement des défunts et se fait peut-être annonciateur de changements quand aux lieux qu’occuperont à l’avenir nos morts dans les espaces publics et privés.

Marc-Antoine Berthod, 2 novembre 2017

 

Emission « Versus-penser » – Espace 2, 1 novembre 2017

Exposition « Body worlds. Le cycle de la vie » – Palexpo Genève (21 septembre 2017 – 8 janvier 2018)

 

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